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Le paradoxe et ses rapports avec les problèmes humains

Article de Jean-Curt Keller

 

Le non-être n’est pas.  Car si le non-être est,
il est à la fois et ne sera pas.
Car dans la mesure où il n’est pas pensé
comme être, il ne sera pas,
mais dans la mesure où il est non-être, il sera à nouveau.

Gorgias

 

Pour le sens commun, le paradoxe apparaît souvent comme un aimable jeu de l’esprit.  Il se présente dans des énoncés contradictoires, où une devinette habilement dissimulée n’a d’autre but que de surprendre le destinataire.  Cela le relègue au rang de distraction sans portée.  Pour d’autres, le paradoxe est un objet d’étude en soi, qui questionne nos modes de raisonnement, qui met à l’épreuves nos théories et ce, non seulement dans les systèmes formels, mais dans de nombreux domaines de notre savoir.  De ce point de vue, son étude relève, au-delà de la logique, de la philosophie de la connaissance.
 

Il est aussi attribué au paradoxe un autre rôle, souvent méconnu.  Ses effets sur la persistance des problèmes humains pourraient conduire à de graves troubles de la personnalité.  Par bonheur, employé à bon escient dans un contexte approprié, il deviendrait, simila similibus curantur, un efficace facteur de rétablissement.  C’est le point que nous voudrions développer ici.
 

Naïvement, il est courant d’associer les troubles de la personnalité à la perte de quelque chose relevant du bon sens ou de la raison.  Très tôt, les penchants manifestés par certains, à se comporter de façon inexplicable ont été qualifiés de “maladie de l’âme”.  L’âme soufre donc, comme le corps.  Et si l’étude de l’une ressortit à la philosophie, le traitement de l’autre relève de la médecine.  A qui appartient-elle?

L’Histoire des maladies mentales (Collée & Quetel, 1994) se nourrit de cette controverse qu’a éclairée Foucault de la manière que l’on connaît. 

 

Observons au préalable que la psychopathologie distingue l’organogenèse de la psycho-sociogenèse des troubles humains.  De ce point de vue, les maladies d’origine organique, mentale ou non, font l’objet d’un traitement médical.  Les autres troubles, d’ordre psychologique et social, sont considérés comme accessibles à une psychothérapie, donc à une interaction où se prend une parole.  C’est bien entendu de ces dernières qu’il s’agit, ici.  Les troubles de l’esprit sont le propre de l’homme. La langue est le propre de l’homme.

Et si un usage inadéquat de la parole pouvait conduire à la confusion ?
 

Aucune perception ne laisse représenter un non-être.  Or, “le fondement ontologique de Parménide est simple : l’être est, le non-être n’est pas”, (Huismans).  Le non-être n’est pas, s’il est et s’il est, il n’est pas. 

Ne serions-nous pas là en présence d’un paradoxe paradigmatique : une chose est si et seulement si elle n’est pas ?
Nous proposons au lecteur d’examiner de plus près la paradoxe et de discerner ceux qui sont peut-être à l’oeuvre dans les problèmes humains.  Les antinomies nous conduiront de la théorie des ensembles à la théorie des niveaux de langage.  Le paradoxe sémantique nous amènera au paradoxe pragmatique, aux troubles humains et à de possibles perspectives de traitement.

 

1. Définition et typologie des paradoxes

 

Le paradoxe (en grec paradoxos) désigne ce qui va à l’encontre de l’opinion communément admise. Avant tout de nature logique (Vidal-Rosset, 2004), le paradoxe repose sur des prémisses vraies et conduit, par un raisonnement valide, à des conclusions contradictoires.  Adoptant une typologie due à Watzlawick (Watzlawick, Beavin, Don Jackson,1972), nous distinguerons les antinomies, les paradoxes sémantiques et les paradoxes pragmatiques.
Les antinomies, ou paradoxes logiques, apparaissent dans des systèmes formels logico-mathématiques et fournissent la trame théorique de l’analyse des autres paradoxes.  Les paradoxes sémantiques (Chwistek,1937) sont des définitions paradoxales.  Peuvent s’y rattacher les paradoxes de l’infini (Zénon) et les paradoxes visuels.  Les paradoxes pragmatiques sont ceux qui, selon la théorie de Palo Alto, assurent la persistance du trouble.  On en distingue le forme injonctive de la forme prédictive.  Nous verrons que ce qui différencie le paradoxe pragmatique du paradoxe sémantique est le contexte : ce en quoi la situation, ses enjeux et ses cosnéquences immédiates exercent une contrainte sur les partenaires dans l’échange.
Commençons par trois exemples :

 

* De consuelo Casula (in www.paradoxes.asso.fr) : A l’élève qui cherchait désespérément à imiter son maître, le maître est apparu en songe pour lui dire : “Fais comme moi, je n’ai jamais imité personne!”
 

* Le paradoxe de la croyance (Reboul, 1998) résulte de l’absence de distinction faite entre les énoncés “il pleut” et “je crois qu’il pleut”.  Ross et les linguistes générativistes considèrent que ces énoncés sont équivalents car ils ont la “même structure profonde”.  Boer et Lycan refyte l’hypothèse performative de Ross qu’ils qualifie de performadoxe : si le locuteur dit “je dis qu’il pleut”, ce qu’il dit est vrai indépenadamment du fait qu’il pleuve.  Pour vérifier si la proposition “il pleut” est vraie ou fausse, il suffit de regarder par la fenêtre. Pour vérifier “il a dit qu’il pleut”, il y a lieu de réécouter l’enregistrement de la conversation.
 

* Laing présente des situations où il a été le témoin dans sa pratique de psychiatre et de thérapeute et qu’il qualifie d’impasses et de cercles vicieux. “J’ai mal à la tête à force d’essayer de t’empêcher de me donner la migraine”.

 

Intéressent le thérapeute les théories qui permettent d’analyser la structure des paradoxes, en vue d’aider la personne qui s’y est emprisonnées à sortir du cercle viceux, comme la mouche de Wittgeinstein de la bouteille à mouches.  En affirmant : “les antinomies sont des énigmes qui touchent la grammaire de notre langage“, Vidal-Rosse opère une distinction entre ce qui peut mettre en cause les rapports de notre langage au monde, lesquels ne sont pas affectés par le paradoxe, et ce qui, en déformant l’infrastrucure du langage, menace d’incohérence les théories à l’aide desquelles nous tentons de rendre compte de ce qui se passe autour de nous.

 

2. Antinomies : de la théorie des ensembles à la théorie des niveaux de langage

 

On sait que l’édification de la théorie des ensembles a été jalonnée d’antinomies et de réponses axiomatiques pour les éviter.  Ferge achevait son ouvrage sur les fondements de l’arithmétique, lorsque Russel lui fit part, en 1902, de l’antinomie suivante : “Considérons l’ensemble E des ensembles qui ne sont pas des éléments d’eux-mêmes.  E est-il un élément de lui-même ? S’il l’est, il devra posséder la caractéristique de ses éléments et donc n’être pas un élément de lui-même.  S’il ne l’est pas, il vérifie la condition d’auto-appartenance et est donc un élément de lui-même“.  Coup de tonnerre dans le ciel serein des logiciens, l’antinomie de Russel donne lieu à de nombreux travaux en vue de la résolution des paradoxes ensemblistes.
En 1903, Russel lui-même esquisse une théorie simple des types, qu’il développe sous l’appellation “théories des types“, dans un article de mai 1910, repris dans l’introduction des Principia mathematica (1913)
“Le paradoxxe résulte d’une sorte de cercle vicieux né de la supposition qu’une collection d’objets peut contenir des membres qui ne peuvent être définis que par le moyen de la collection toute entière”.

La théorie des types définit une règle de construction des ensembles qui évite les antinomies.  A partir d’un “niveau zéro” d’éléments qui ne seront jamais des ensembles, on bâtit des ensembles d’éléments, puis des ensembles d’ensembles, puis des ensembles d’ensembles d’ensembles, ainsi hiérarchisés.  Les objets de la logique sont de type d’ordre 0; les propriétés de ces objets sont de types d’ordre 1; les propriétés des propriétés sont de types d’ordre 2 et ainsi de suite.  Une règle qui permet de former des assertions exemptes d’antinomies.

 

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